Le chant du Cygne

La légende raconte qu'au moment précédant sa mort, le cygne livre un chant merveilleusement émouvant. Je ne résiste pas à la tentation de citer quelques vers d'Orlando Gibbons, qui restituent, selon moi, cette troublante beauté. Je les tire d'un madrigal intitulé The Silver Swan:

                                           The silver Swan, who living had no Note,
                                           when Death approached, unlocked her silent throat.
                                           Leaning her breast upon the reedy shore,
                                           thus sang her first and last, and sang no more [...]

Cygne, c'est un beau nom pour un banquier non? J'en ai de la chance d'avoir un banquier avec un nom qui pourrait sortir d'un conte d'Andersen... En plus, il est très attentionné. Voyez-vous, M. Cygne n'hésite pas à m'appeler car il "aimerait bien me rencontrer" et "savoir s'il serait possible de convenir d'un rendez-vous". Galant homme! Et preux qui plus est, puisqu'il n'hésite pas à me téléphoner le 29 janvier alors que je suis en train de battre le pavé avec mes camarades gauchistes, prolétaires et autres mécontents. Quand je vous dis que je suis trop sensible, et bien voilà: j'ai craqué devant tant d'attentions.

Aujourd'hui, je me suis donc présentée fraiche et dispose à mon agence bancaire pour le grand rendez-vous. J'avoue avoir été déçue par la marchandise. Qu'on ne me dise pas qu'il fallait m'y attendre, car les meilleurs films hollywoodiens m'ont appris que la plus belle des rencontres peut se produire dans un lieu des plus incongrus. Toutefois, j'éviterai désormais les banques pour mes rencards d'autant plus si c'est pour me retrouver face à un nabot qui a autant de conversation qu'une perruche empaillée. Passe pour l' amour impromptu.  Mais confier mes nombreux lingots à un mec pareil: j'en ai encore froid dans le dos!

Dès le début de notre entretien, M. Cygne s'empresse de vérifier mon identité. Et oui, c'est bien moi: la célèbre StefanyL. Je sens qu'il est un peu..., pas vraiment ému, mais plutôt: perplexe. "Ca doit être mon bonnet de Joey Star qui fait son effet", pense-je naïvement. En fait, le Cygne place sa voix car dans quelques secondes il entamera un chant séducteur pour me placer, ni vu ni connu, un produit financier "totalement adapté à mes besoins".

"Ah oui, vous sponsorisez les banquicides? ", pense-je encore au fond de moi-même. Début d'une tragédie (bancaire) en cinq actes, en accord avec les canons grecs.

Acte premier: Ode à la jeunesse, ou comment endormir le choeur compatissant.

LUI: Oh, StefanyL, vous êtes Jeune! L'avenir se déroule devant vous comme une route à construire!

MOI: j'opine du chef avec un sourire entendu.

LUI: StefanyL! Avez-vous des projets?

MOI: Non!

LUI (interdit): Comment? Vous, si jeune!

Acte deuxième: Du no futur qui coule dans mes veines.

MOI: Cygne, Cygne, mon doux Cygne! Tel Sisyphe poussant son rocher, le maintien d'un équilibre financier mensuel est mon unique projet actuel. Fatalité du destin: mes Banco sont éternellement perdants!

LUI: Mais que faites vous, chère StefanyL, si jeune encore, pour avoir si peu foi en un avenir radieux?

MOI: De la recherche...en sciences humaines. Une thèse.

Acte troisième: Contempler l'horreur d'un destin.

LUI: Ah, mais pourquoi, pourquoi? Les anciens nous apprirent pourtant que la passion d'une discipline [ndlr: notamment les sciences humaines] ne pouvaient nourir son homme, et encore moins les comptes en banque! Sans parler de l'absence de débouchés! Comment peux-tu aller en paix dans de si sombres jours?

MOI: Et bien Cygne, c'est là que tu pourrais me tendre la main...

Acte quatrième: Vaincre la fatalité, ensemble mais partiellement.

MOI: Vois-tu ce compte d'épargne? Ne trouves-tu pas que celui-ci, grâce auquel je n'aurai rien à déclarer aux impôts et qui bénéficie par ailleurs d'un meilleur taux de rémunération, jouerait en ma faveur?

LUI: Rrrrrrrrrhou, rrrrrrrrrhou! Rrrrrrrrrrhou, rrrrrrrrrrrrhou! [ndlr: amorce de l'ultime complainte]

LE CHOEUR: Transférons les lingots! Sauvons StefanyL!

LUI: Moi aussi, StefanyL, j'aima les sciences humaines en mon jeune temps! L'Histoire! Mais, "pas les Romains et les Grecs". Ni les "Bolchéviques" d'ailleurs. Le "programme de troisième" fut mon miel, et demeure mon péché mignon! [ndlr: l'auteur certifie l'authenticité des sidérantes citations placées entre guillemets]

LE CHOEUR: Longue vie aux sciences humaines! Si les Romains et les Grecs ont passé l'arme à gauche, méfions-nous des Bolchéviques, traitres en nos rangs!

Cinquième acte: Mort du Cygne.

LUI: Reprends goût à la vie StefanyL! N'aies plus peur et projette! 1000 euros prêtés à taux zéro ne t'aideraient-ils pas à mieux accomplir ces rêves fous que tu n'oses avouer? Ne passerais-tu point ton permis de conduire pour goûter la douce liberté de payer une assurance automobile, de l'essence  hors de prix et de polluer la planète ?

MOI: Oh, Cygne! Tais-toi, tais-toi avant que je t'égrangles avec ta maudite calculette, car tel est mon destin! Incalculable est le prix de mes rêves les plus abordables!

LUI: Rrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrhou, rrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrhou! Rrrrrrrr-rr-hou, rrr-rrr-rr-rh...

Edifiante, cette aventure! Enfin, tout cela n'aurait pas grand intérêt si cela n'entrait pas un tant soit peu en résonnance avec une actualité autre que personnelle. Il faut convenir que banques et banquiers ont été dangereusement mis sur la scellette avec cette maudite crise. L'objectif est donc de ne pas perdre tout son crédit vu ce climat peu favorable. Espérons que les différentes enquêtes menées par les associations de consommateurs n'entraveront pas trop ces projets!

PS: le tableau est de Véronèse, Leda et le cygne, 1585.